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Interview : «Les armées africaines ne doivent plus être associées aux coups de force» (Madina Tall)

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Madina Tall, Analyste Politique et Géostratège, chercheuse sur les questions de terrorisme au Sahel et dans le Golfe de Guinée.

Dans une interview accordée à notre rédaction le week-end écoulé, Madina Tall, Analyste Politique et Géostratège, chercheuse sur les questions de terrorisme au Sahel et dans le Golfe de Guinée, revient sur la situation au Burkina-Faso. Des causes aux conséquences de ce putsch, en passant par l’avenir du président déchu, Roch Christian Kabore, des effets contagion à redouter en Afrique de l’Ouest et centrale.

Gabon matin : Le président Kabore a été renversé le 24 janvier 2022 par les militaires. Quelle lecture faites-vous de cette actualité ?

Madina Tall : « La situation politique au Burkina Faso a eu comme catalyseur, les fractures internes entre la politique anti-démocratique de Compaoré et la politique sécuritaire de l’ex président Kabore. Cette dernière ayant subi les effets induits par l’insécurité et le terrorisme qui se sont installés au Burkina Faso depuis 2015. Ainsi, ces deux périodes politiques, notamment sous le régime Kabore, ont fait émerger deux fronts qui s’affrontent : celui militaire et l’autre politique. Dès lors, on assiste à une politisation de l’Armée et un autoritarisme marqué du politique dans les affaires militaires. Par conséquent, l’incapacité du gouvernement à lutter contre le terrorisme, à doter les forces burkinabé de moyens capacitaires, technologiques et d’assistances alimentaires qui ont conduit l’Armée à imposer un changement par la force ».

A quoi doit-on s’attendre maintenant au Burkina et quel avenir pour le président déchu ?

Pour l’avenir, il faudrait attendre à mon avis l’agenda de la transition militaire en cours. À partir de là, les analyses pourront se faire sur la base de ces trajectoires. Pour le président déchu, plusieurs cas de figures s’offrent à lui : soit une comparution prochaine devant les juridictions nationales pour les fautes commises lors de l’exercice de ses mandats, soit un exil dans un pays d’accueil qui restera à déterminer.

 Quelles sont, selon vous, les conséquences de ce putsch ? Doit-on craindre un effet contagion dans ces régions Ouest africaines ?

Les conséquences de ce putsch sont multiformes. Mais, essentiellement sur le plan sécuritaire, le Burkina Faso étant une zone triplement stratégique. C’est l’épine dorsale du dispositif Barkhane, repliée aujourd’hui dans la zone des 3 frontières. C’est aussi un couloir logistique de ravitaillement des forces d’Abidjan vers les pays du G5 Sahel. Et  au niveau opérationnel, le Burkina-Faso abritant un poste de commandement qui impulse diverses opérations avec des Forces spéciales (opération Sabre par exemple). Conséquemment à cette réorganisation logistique militaire qui est aujourd’hui frappée par une instabilité politique, on pourrait assister à un effet domino politico-socio-économique et sécuritaire, comme c’est le cas au Mali. Par ailleurs, les autres pays d’Afrique de l’Ouest pour leur part, ne sont pas à l’abri d’une contagion, étant donné les liens étroits de causes à effets entre mauvaise gouvernance, insécurité, coups d’état et renversements populaires. La bonne gouvernance et la capacité politique à répondre véritablement aux problématiques spécifiques et communautaires de chacun des Etats semblent être désormais l’un des remparts aux transitions militaires.

 Les pays d’Afrique centrale dont certains connaissent, de temps en temps des coups d’Etat, sont-ils à l’abri de ce qui se passe actuellement en Afrique de l’Ouest ?

 Concernant l’Afrique Centrale, il n’existe pas véritablement une culture de coups d’état militaires, comme c’est le cas dans certains pays d’Afrique de l’Ouest (Mali, Guinée, Burkina Faso, Côte d’Ivoire…). Les problèmes sont enfournés dans la corruption endémique et une culture dictatoriale qui a défini l’histoire politique des états d’Afrique centrale. Ainsi, le népotisme, le despotisme ou encore l’autocratie sont acceptables dans la mesure où le clientélisme et la corruption sont les rois de la gouvernance.  Néanmoins, l’effervescence successive des coups d’état par les acteurs militaires en Afrique de l’Ouest pourrait susciter des ambitions de ruptures à leurs collègues du Centre.

Comment appréciez-vous les multiples réactions de la CEDEAO ? Et que doit faire cette institution ainsi que l’Union Africaine(UA) pour inverser la tendance ?

Le cas malien et guinéen nous enseigne justement sur l’incapacité de la CEDEAO à imposer le respect de sa législation. L’impact de ses décisions n’est plus dissuasif. C’est donc véritablement la question de la défense des intérêts des peuples africains dans leur ensemble, eu égard aux multiples réactions de la CEDEAO qui s’enfonce un peu plus dans l’ornière de l’impopularité et peut-être de sa dislocation prochaine, si les résultats de ses sanctions prennent, contre toute attente, un effet boomerang. Il pourrait s’en suivre sa remise en cause en tant qu’institution supranationale, notamment dans la forme et dans le fond sur l’illégitimité de certains de ses textes et sanctions, ainsi que sa politique de deux poids deux mesures en fonction de certaines influences régionales ou internationales.

 La CEDEAO, pour inverser la tendance, devra se réinscrire dans la probité de la défense des intérêts des peuples africains en tant que CEDEAO véritable des peuples et non celle des chefs d’État. Dans leur ensemble, la CEDEAO et l’UA doivent écouter les peuples africains et les accompagner au lieu de les combattre.

Peut-on affirmer que la forte intellectualisation des Armée africaines entraîne la multitude de coups d’Etats sur le continent ?

L’intellectualisation de l’Armée est synonyme de progrès majeur dans ce Corps ayant fait depuis longtemps l’objet de certaines carences intellectuelles. Cependant, la nouvelle intelligentsia des Armées africaines ne doit pas être associée aux divers coups d’état. Cette intellectualisation doit s’analyser d’une manière objective. Elle se fonde apparemment sur la volonté de rectification des dérapages démocratiques, et donc prônerait un nettoyage politique en raison de l’incompétence des politiciens à résoudre les tares socio-économiques et surtout sécuritaires. Néanmoins, elle ne doit se faire, à mon avis, que si cela est d’une nécessité absolue, non pas par des coups de forces militaires, mais plutôt par des transitions telles que définies par la démocratie. 

Votre mot de fin

Il est nécessairement temps que nous sortions des politiques classiques conformistes et non progressistes. Il faut le dire, l’intensification des coups d’état militaires dans la zone ouest-africaine pose véritablement 3 questions : celle de la mauvaise gouvernance, celle de l’implosion sécuritaire et terroriste du Sahel vers le Golfe de Guinée, et enfin l’aveu d’impuissance de la CEDEAO et l’UA à faire face aux maux de la sous-région. Partant de ce constat, les organisations régionales doivent se réinscrire dans la mission première qui leur a été dévolue et qui est celle de la défense des peuples africains et non des chefs d’État. Malheureusement, aujourd’hui, les peuples africains ont compris que ces organisations sont sorties de leurs missions. Et c’est cela le vrai danger.

Valerie EZEME MBO

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